Il y a des matins où l'enfant que tu étais te regarde dans le miroir
Je la vois encore, cette petite fille aux oreilles rouges.
Corps trop lourd, trop épais pour son âge.
Silhouette débordant des contours attendus, comme une aquarelle qui aurait trop bu l'eau.
Yeux baissés quand on l'appelait au tableau.
Ce sang qui montait, implacable, colorant ses oreilles d'une honte visible par tous.
Trahison de chair. Stigmate écarlate.
"Regarde, elle rougit !"
Et chaque rire enfonçait l'épine plus profondément.
Trente ans plus tard, mon doigt tremble au-dessus du bouton "Démarrer la diffusion en direct".
YouTube.
Espace ouvert. Sauvage. Sans filtre. Sans filet.
Ce n'est qu'un challenge sans sucre, me dis-je.
Mais nous savons toutes les deux que c'est bien plus.
C'est l'exposition volontaire.
L'abandon délibéré du contrôle.
C'est dire au monde : voici ma voix, mon visage, mes imperfections – jugez si vous voulez.
Je ne me cacherai plus.
Dans ma poitrine, l'enfant aux oreilles rouges supplie : "Ne fais pas ça. Ils vont voir. Ils vont savoir."
Savoir quoi ?
Que derrière mes mots d'adulte se cache toujours cette petite fille qui se rêvait visible tout en voulant rester invisible ?
J'ai construit ma vie entière dans des espaces contrôlés.
Facebook avec ses paramètres de confidentialité.
Zoom avec son bouton "désactiver la caméra".
Des cercles fermés où chaque membre était soigneusement sélectionné.
Je les appelais des "contenants sacrés".
Mais c'étaient des cages dorées.
L’autre soir, j'ai fait ce que la petite fille n'avait jamais pu faire.
J'ai appuyé sur le bouton.
J'ai senti le sang monter.
Cette chaleur familière qui colore la peau.
Mais cette fois, je n'ai pas baissé les yeux.
J'ai laissé mes oreilles brûler devant des inconnus, sans masquer ce corps qui porte l'histoire de tous mes repas consolateurs, de toutes mes nuits d'insomnie, de toutes mes réconciliations difficiles.
Il y a une violence subtile dans la visibilité.
Un prix à payer.
Et il y a une mort plus certaine dans l'invisibilité.
Mon second prénom signifie "celle qui est cachée".
Une prophétie que j'avais portée comme un destin, jusqu'à ce jour où j'ai choisi de la défier.
Je te vois aujourd'hui, cette main qui hésite.
Ce corps qui porte peut-être d'autres stigmates.
D'autres hontes. D'autres secrets.
Ce n'est pas un hasard si nos chemins se croisent ici.
La petite fille en toi sait de quoi je parle.
Ces oreilles qui brûlent avant même d'avoir parlé.
Cette certitude que le monde entier regarde précisément l'endroit où tu te sens vulnérable.
Je ne te dirai pas que la peur disparaît un jour.
Je te dirai simplement ceci :
Il existe une liberté sauvage de l'autre côté de la honte exposée.
Un souffle nouveau quand tu cesses de retenir ce que tu es.
Une puissance que seules connaissent celles qui ont laissé leurs oreilles devenir rouges sans se couvrir le visage.
Peut-être, juste peut-être, est-ce aujourd'hui que tu appuieras sur ton propre bouton.
Et si tes oreilles rougissent, qu'elles rougissent.
Le monde a besoin de la vérité qu'elles racontent.